Fabienne Verdier- Retables, Lelong&Co, Paris - Flipbook - Page 28
S’il y a une portée religieuse dans l’œuvre de Fabienne Verdier, c’est par
son contenu mystique : son travail s’aventure aux confins de l’explicable,
là où la ligne passe le relai à la nuée, où le tracé se fond dans le vide.
Une permanente communication circule entre physique et métaphysique.
Si, comme l’a dit Lao Tseu, « la grande image n’a pas de forme », la question
est : comment l’approcher ? La vision des flots dans un retable (Et le ressac
et les courants, Depuis le lointain) fait inévitablement remonter à l’esprit
l’histoire de Jonas avalé par la baleine ou celle de Noé échappant au Déluge.
L’élément marin se substitue à l’iconographie biblique, son énoncé mouvant
contient toutes les légendes que la mer a engendrées. Et l’on peut en dire
autant de tous les grands thèmes qui se diluent ici dans l’expression de leur
énergie fondatrice. Les formes n’indiquent pas une interprétation mais un
lieu d’interférence des possibles : tout se joue en deçà de la lisibilité, dans
ce réservoir où tout est encore en devenir. Ainsi lorsque Fabienne Verdier
m’a confié que Ce jour où la vie a des ailes dérive de son étude de la Mort
de la Vierge de Hugo Van der Goes, mêlée à sa stupeur devant la pâleur
extatique du Christ mort chez Holbein et chez Jean-Jacques Henner, j’ai
été quelque peu décontenancé. Plutôt qu’une Dormition, j’avais vu dans ce
retable la configuration dépouillée d’une Annonciation. L’accentuation du
trait vers le haut du côté gauche figurait la dimension céleste de Gabriel,
qui se tenait face à Marie dont l’humanité s’incarnait par la déclivité de
l’autre côté. Les filaments reliant les deux extrémités scellaient le lien divin
que venait d’établir l’annonce. Le fond sanguin quant à lui m’évoquait le
rouge du rideau dans la chambre de la Vierge, à l’arrière-plan de l’Annonciation que Fra Angelico avait peinte à Cortone. Il inscrivait en filigrane
dans l’information révélée une seconde information : celle du destin sacrificiel de l’enfant à naître. L’écart de nos perceptions dit combien est ouverte
la signification devant une forme ramenée à sa fulgurance. Tout est dans
tout, la formule est bateau et pourtant, ici, efficiente : atteindre une telle
concentration de sens avec si peu tient du prodige. Par quelle sorcellerie
l’art parvient-il à insérer l’incommensurable dans un fragment ? Les anges
qui habitent les œuvres de Fra Angelico n’étaient-ils pas le moyen par lequel
le christianisme avait donné corps aux énergies invisibles ? L’allégorie avait
suscité de véritables morceaux de bravoure dans le traitement des ailes.
La subtilité de ces prouesses chromatiques n’a pas pu laisser insensible le
regard de Fabienne Verdier. L’invisibilité n’a jamais été si bellement représentée que dans les retables de la Renaissance italienne.
Avec ses propres retables, Fabienne Verdier s’est lancée dans un travail de
plusieurs années, qu’elle consacrera à inscrire dans ce cadre sacré toutes
les forces actives de la nature. De la tectonique terrestre (Les racines de
la terre) aux mutations atmosphériques (Un ciel plein d’une force tourbillonnaire, Aux échelles du vent), ces énergies fondamentales possèdent un
revers cataclysmique. Les monts (Les aiguilles, de nuit et de silence, Au
plein de la montagne) naissent de violentes éruptions avant de lentement
s’éroder. Entre horizon et abîme, entre douceur et feu, la séparation est
ténue à l’échelle humaine. En un tour de main, la brise se transforme en
tempête ; la brume, en épaisse fumée. La teneur imperceptible du réel apparaît alors sous ses traits les plus féroces. Dans ce cycle, une note joyeuse
traverse toutefois les ombres et les menaces, comme le fredonne gravement
le titre de l’une des œuvres : Danser le jour, danser la nuit. Note joyeuse
qui éclate dans le fond rose d’Assis sous les nuages comme on entonnerait le Laetare (« réjouissez-vous ! ») du quatrième dimanche du Carême.
En cette joie du rose que j’avais repérée dans des détails de retables fameux
de l’époque renaissante, je reconnais la vitalité de la création, poursuivant
vaille que vaille sa tâche face aux obstacles les plus obscurs. Ici le ciel, ici la
prairie, et là le vent du sud mise sur l’association du vert et du bleu qui scelle
dans la peinture chinoise l’harmonie entre ciel et terre, entre montagnes
et eaux. Le fond doré du petit format Être deux me rappelle mon émotion
devant les retables portatifs des primitifs italiens. Ces autels miniatures
qu’avait popularisés le florentin Bernardo Daddi étaient porteurs de lumière
et de salut au cœur de la plus terrible épidémie de peste noire qu’ait connue
l’humanité. En 1348, le peintre lui-même qui avait enseveli ses espoirs dans
cette couleur d’absolu avait succombé au mal. La même année à Prague, la
première université ouvrait ses portes en Europe centrale.
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Fabienne Verdier
Horizon #14
2023
Lucas Cranach l’Ancien
Jonas et la baleine
vers 1520-1530
Jan Brueghel l’Ancien
Jonas sortant de la baleine
vers 1595
Fra Angelico
Annonciation
détail du Retable de Cortone
vers 1433-1434