Fabienne Verdier- Retables, Lelong&Co, Paris - Flipbook - Page 27
réalité corporelle en même temps qu’une autre force, moins définissable,
agit à travers l’artiste lorsqu’elle produit son mouvement.
Hugo van der Goes
Triptyque Portinari :
l’Adoration des Bergers
vers 1477
Hans Memling
Triptyque Moreel
1484
Andrea Mantegna
Scènes de la vie du Christ
vers 1460-1465
Le recours au retable en tant que trinité unitaire procède du vœu d’inscrire l’élan de la création actuelle dans un cadre appartenant au domaine
de l’intemporel. Dans la tradition chrétienne, le retable fait partie de l’autel, c’est-à-dire du lieu le plus sacré de l’église, là où se tient symboliquement la source autour de laquelle l’assemblée est réunie. On y communie
en réitérant l’esprit du saint sacrifice. Au sein d’une même entité picturale,
les épisodes majeurs des Évangiles sont réunis, associés à d’autres récits
bibliques ou vies de saints représentés dans des prédelles. Cette juxtaposition de temporalités à l’intérieur du tableau coïncide avec la volonté
de Fabienne Verdier de concentrer les forces à l’œuvre dans l’univers en
un seul espace-temps. Par le dispositif du retable à double volet, cette
énergie se diffuse, presque en trois dimensions, à travers les différentes
parties, comme si c’était elle qui en créait l’unité. Après son dialogue
avec les maîtres flamands à Bruges, le Retable d’Issenheim à Colmar
ou encore la Renaissance italienne dans un palais romain, c’est pour
l’artiste un nouveau pas en direction de sa culture d’origine, qui sera bientôt prolongé par la décoration d’une chapelle à Florence. L’articulation de
son évolution est pleine de sens. L’artiste qui, à ses débuts, avait ressenti la
nécessité de prendre ses distances avec la peinture occidentale, a renoué
avec l’art chrétien au fur et à mesure de son parcours. L’on se souvient qu’à
son retour de Chine, sa réimplantation dans la civilisation gréco-romaine
n’était pas allée de soi. L’influence extrême-orientale, qui était trop fraîche
alors, faisait écran aux possibilités que sa situation en apparence contradictoire allait offrir. Comme l’enseigne la philosophie chinoise, il y a une
force de stabilité dans la force de mutation, et une force de mutation dans
la force de stabilité. Plus Fabienne Verdier se plongeait dans son travail,
plus elle approfondissait sa démarche et plus les portes se décloisonnaient
entre les deux traditions. Se conformer à une école n’avait jamais été son
moteur. Elle avait tiré de la pratique de la calligraphie, à laquelle elle s’était
longuement initiée, une modalité plus en phase avec ce qui l’animait. Intuitivement, elle avait su que c’était à partir de ce geste que s’ouvrirait le
chemin d’une universalité de la forme. De transgression en transgression,
elle a affirmé une manière très contemporaine d’envisager la peinture qui,
sans trahir l’essence de son apprentissage chinois, a réabordé le rivage
natal. Avec le « genre » du retable, elle pose aujourd’hui un geste aussi fort
que celui de Caspar David Friedrich au début du XIXe siècle. S’il avait intégré le paysage dans le champ du sacré, Fabienne Verdier va un cran plus
loin : ce sont les forces agissantes cachées derrière les éléments visibles
de la nature qu’elle sacralise à son tour. Par cette alliance de la liturgie
chrétienne à la philosophie de l’art asiatique, elle atteint une forme de
syncrétisme artistique qui, depuis toujours, était en germe dans sa création. Le souffle du Tao et la foi des Évangiles se rencontrent en ce lieu où se
neutralise toute volonté de polarisation.
J’ai à nouveau étalé les reproductions des œuvres sur le sol. Des grands
et des petits formats, certains réalisés au pinceau, d’autres avec la douille
des « Walking Paintings ». Des monochromes et des bichromies. Les
bras de l’invisible ont créé un monde dont on n’a pas épuisé les multiples
variations. L’artiste s’emploie inlassablement à intérioriser les mouvements cosmiques et à les restituer à travers son expression gestuelle.
Sur son compte Instagram, elle a publié des photos du littoral corse où
se dégagent nettement les lignes séparant les éléments solides, liquides
et aériens. Montagne, mer, ciel, silhouettes d’arbres ont inspiré une série
de dessins à la découpe épurée où l’on retrouve l’obsession de se tenir au
plus près du vivant, de son fil conducteur. Il y a une cohérence derrière
l’infinie diversité. Le trait traque l’essence de ce qui surgit à la vue. Si le
projet de ses retables est né de sa fréquentation assidue de ceux de
Mantegna, Memling ou Van der Goes, si on peut lire à travers leur caractère abstrait la résonance de certains thèmes chrétiens, ce qui frappe
d’abord en eux c’est leur envol, ou leur plongée, vers l’inexprimable de
la matière. Si l’on croit reconnaître çà et là des signes qui nous parlent, leur
polysémie nous amène toujours au-delà des limites de notre conscience.
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