Fabienne Verdier- Retables, Lelong&Co, Paris - Flipbook - Page 26
uniformité où les corps naissent, croissent et se déplacent, est au cœur du
travail artistique de Fabienne Verdier. L’eau qui ne se résume pas à la pureté
de sa formule chimique, comment visuellement en rendre les remous, la
polyphonie sous-marine, la lumière infiltrée, réverbérée, le miroitement
du ciel, des nuages, le flirt avec les bourrasques, la menace qu’elle recèle,
l’attraction qu’elle suscite, les zones d’ombres et de clarté, tout ce qui, identifiable ou non, est englouti dans sa cohésion ? Passé un certain degré de
vitesse, la rotation n’est plus perceptible à l’œil humain. Cela ne signifie
pas qu’elle disparaît. Le tournoiement se loge dans l’illusion de l’image
fixe. Dans le monde visible, l’extrême rapidité des forces tourbillonnaires
trace des cercles dont émane un hypnotique poudroiement. Le rayonnement coloré des « Rainbow Paintings » provient des vibrations qui les soustendent. L’apparente stabilité du système solaire repose sur la révolution
des planètes. Cet incessant mouvement qui donne le la à l’ordre universel,
Fabienne Verdier l’a enseveli dans ses fonds, véritable amnios en secrète
ébullition dont émergerait un vocabulaire de formes.
Le fond est un tissage de matière et de geste, d’empreinte et de profondeur, de
mémoire et de devenir, le tout scellé dans une irréductible unité. Plus que tout,
j’aime, dans les « Rainbow Paintings », que la forme qui est vue soit identique
à la forme de ce qui voit, constellation-pupille où l’œil contient son origine
et continue d’en perpétuer l’écho ou l’élan. Parmi les œuvres qu’elle préparait pour la galerie Lelong à Paris et la galerie Waddington Custot à Londres,
Fabienne Verdier hésitait à propos de l’une d’entre elles et, à ma grande stupéfaction, elle m’interrogea. Sur un fond doré magnétique, la zone où le trait
devait prendre place était inscrite en creux. L’artiste se demandait si elle ne
devait pas ici se contenter de cette absence visible, comme une manière d’exprimer l’inexprimable. L’énigme qui précède l’apparition. J’avais trouvé l’idée
très forte : le trait était consubstantiel à la matérialité du fond. Dans ce vide
habité, la peintre avait finalement fait s’écouler un filet rouge, comme si elle
avait pratiqué une saignée à l’endroit où il n’y avait rien. La vie de l’innommable était révélée.
Fabienne Verdier
Rainbow Painting (détail)
2022
LES BRAS
DE L’INVISIBLE
Le plus difficile consiste toujours à faire de la simplicité l’expression
d’une vérité intraduisible autrement. Toutes les explications, les plus
brillantes, les plus savantes, les plus sophistiquées, qui tentent de filtrer
l’essence de son contenu, passent toujours à côté du graal. Qui reste là,
insaisissable, quelque part dans le noyau de la forme. Ainsi en va-t-il de
notre présence, dont nous ignorerons toujours le pourquoi. Ce mystère,
l’art le convoque et le réinvestit sans cesse. Les nouvelles œuvres que
Fabienne Verdier présente à l’automne 2024 à Paris et à Londres expérimentent un support inédit dans son travail. La peintre a souvent
orchestré le déploiement de son imaginaire sur deux ou trois panneaux,
voire sur des polyptyques. L’univers, qui est un et indivis, s’étend sur
une addition de galaxies au rythme où sa force élargit l’espace. De même,
dans les œuvres de l’artiste, quand le nombre de fragments augmente, la
surface reste commune. Avec le retable, une autre dimension apparaît : les
deux volets latéraux libèrent l’œuvre peinte de la planéité. Leur mobilité
prolonge le mouvement du geste pictural. Ce sont, dit la peintre, comme
des bras ouverts, tendus vers le monde extérieur. L’œuvre semble littéralement embrasser celui qui l’observe. Le contenu s’évapore vers le dehors
tandis que le spectateur est accueilli au sein de l’image. Le titre de l’un des
retables, Glisse le dessin des collines, illustre parfaitement ce « décollage »
de la peinture de son support à la rencontre du réel. Une manière de réconcilier art et vie, matière et idée, comme le suggère l’œuvre intitulée Soyons
le corps et l’esprit flottant. Les volets donnent non seulement des bras mais
aussi des ailes au tableau. Une évidente portée spirituelle se dégage de la
complicité duelle inscrite sur un fond où se mélangent le doré et le terreux.
L’expression « bras ouverts » que Fabienne Verdier utilise est judicieuse :
c’est bien avec ses bras que cela a pris forme. La création s’ancre dans la
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Lune au-dessus de l’atelier