Fabienne Verdier- Retables, Lelong&Co, Paris - Flipbook - Page 25
LE FOND
ET LE TRAIT
S’absoudre dans le plongeon. C’est ainsi que je me représente idéalement
la création. Alors qu’elle avait été sollicitée pour exposer des œuvres en
dialogue avec le Retable d’Issenheim à Colmar et qu’elle réfléchissait à la
manière d’opérer, Fabienne Verdier avait été saisie par l’apparition d’un
arc-en-ciel en arrosant son jardin – la scène, qui paraît sortie d’une vie de
saint, repose sur des éléments purement objectivables. Elle ne savait pas
encore comment orienter son travail à partir de l’image particulièrement
macabre de la Crucifixion. Matthias Grünewald l’avait peinte au début du
XVIe siècle pour « réconforter », dit-on, ceux qui souffraient des terribles
maux de la « peste de feu ». Apaiser la souffrance par l’image d’une souffrance
supérieure faisait partie, à l’époque, des fonctions salvatrices de l’iconographie catholique. Les couleurs qui s’étaient manifestées ce jour-là pendant
l’arrosage du jardin, en raison de la bonne inclinaison de la lumière du soleil
par rapport aux gouttes d’eau réparties dans l’air, firent ressurgir à l’esprit
de l’artiste l’aura lumineuse qui entourait le Christ dans la représentation de
la Résurrection à l’arrière du volet droit du fameux retable. C’était bien sûr
dans cette direction que la peintre devait chercher un dialogue avec l’art de
Grünewald. L’agitation du monde était alors à l’arrêt en raison d’une pandémie potentiellement létale. Le ciel débarrassé du trafic aérien se rappelait
à notre attention. Dans la galaxie, la mort des étoiles donnait naissance à
de flamboyantes auras telles que celle qui illuminait le Christ au sortir du
tombeau. La vision d’une dissolution colorée avait de quoi émerveiller en
ce temps de crise sanitaire. La mort avait un goût moins âpre quand on la
replaçait dans la dynamique de l’univers. Aux forces de vie consumées succédaient aussitôt d’autres forces de vie. La disparition de la matière révélait de
la matière cachée. La fin était un processus inépuisable. De cette expérience
botanico-céleste, résultèrent soixante-seize « Rainbow Paintings », inspirées
par les halos lumineux consécutifs aux implosions stellaires. Par réfraction,
la Crucifixion avait inauguré un cycle circulaire inattendu au sein de l’œuvre
de la plasticienne. À l’intérieur du dégradé chromatique, la frontière entre
les couleurs était vaporeuse, les longueurs d’onde de chaque fréquence lumineuse se superposaient, ce qui provoquait cet effet d’irradiation également
propre à l’arc-en-ciel.
Matthias Grünewald
Le Retable d’Issenheim,
la Résurrection
1516
Récemment, quelqu’un m’a demandé ce qui me touche en premier dans les
œuvres de Fabienne Verdier : le fond ou le trait ? La question m’a remué.
Elle est aussi pernicieuse que l’impossible distinguo entre fond et forme.
Car ici, le fond est également une forme. Comment le séparer du trait avec
lequel il fonctionne de concert, en tant que forme à part entière, dans la
réception du tableau ? Je vois bien où voulait en venir mon interlocuteur. La
« fabrication » du fond et du trait se faisant en deux temps, par des procédés différents, il imagine qu’on peut également les détacher l’un de l’autre,
les poser côte à côte pour comparer leur effet. C’est se méprendre sur la
nature de l’œuvre. L’espace est la condition du trait : il n’est pas neutre en
son surgissement. Ce qui compose le fond oriente forcément la formation
de ce qui s’y manifeste. Fabienne Verdier travaille beaucoup ses fonds. Le
temps qu’elle leur consacre est aussi fondamental que la concentration
nécessaire pour produire le trait dans la fulgurance de son exécution. Elle
rêverait qu’on publie des catalogues avec des radiographies de ses tableaux
plutôt que des reproductions en couleur, qui ont tendance à homogénéiser
les nuances et la texture des fonds, à effacer leur long façonnement. À cet
égard, l’étape des « Rainbow Paintings » a quelque peu modifié le rapport
du spectateur à sa peinture. Le phénomène du dégradé chromatique attire
autant le regard sur le fond que sur le trait, qui n’est d’ailleurs pas systématique dans cette série. La complexité des fonds y étincelle. Et même
plus encore : on perçoit combien le fond est le lieu de la dramaturgie de la
couleur. Ce qui contient, que ce soit liquide, solide ou gazeux, n’est jamais
vide ni vierge, c’est l’assemblage d’indistinctes particules, d’innombrables
courants, d’accidents enfouis, de réalités silencieuses, dont la peintre
fait entendre le murmure. La densité de l’atmosphère est comparable à
l’hétérogénéité du sang. L’attention à l’infini invisible fondu dans l’apparente
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