Fabienne Verdier- Retables, Lelong&Co, Paris - Flipbook - Page 24
n’a que la vitesse de son déplacement comme marge d’action sur les traits
produits, réside justement dans l’intégrité de la transcription de l’énergie
première. Le chaos des éclaboussures renvoie au chaos originel. L’explosion de signes libère les oppositions et ouvre les sens. Quelque chose de la
nature du réel dans sa vérité bouillonnante est traduite. La libido de l’univers s’y exprime librement.
Dans la nouvelle série de « Walking Paintings », le jaune domine. À côté
des gris, des rouges et des verts, le jaune domine comme un champ de
colza rayonnant au milieu de la campagne. Depuis mon lieu de retraite
italien où les reproductions des tableaux gisent sur le sol, j’imagine sans
difficulté l’effet qu’auront les cinq œuvres baptisées Était-ce le printemps ?
Était-ce l’été ? dans la partie de la salle où elles prendront place, bourdonnant comme une ruche silencieuse, excitant chacun de nos sens sans qu’ils
parviennent à démêler les raisons de leur émoi, et contaminant le reste de
l’espace. La plus grande œuvre du quintet a un second titre : Le rideau des
horizons. Message équivoque. « La couleur est le lieu où notre cerveau et
l’univers se rencontrent », a écrit Cézanne. Mais que se disent-ils alors ? Le
mystère est entier. Dans mon salon, je cherche à prêter un sens à chacune
des couleurs qui font bloc autour de moi. Ce jaune est ambigu. De prime
abord, je l’ai vu comme un soleil capable de propager une invincible puissance de vie. Mais à travers la célébration de la lumière, je sens poindre une
menace. Le trait noir qui tranche Le rideau des horizons a quelque chose
d’aussi inquiétant que le vol des corbeaux dans l’une des œuvres les plus
célèbres de Van Gogh. Le grésillement qui entoure son avancée donne au
trait l’allure d’un essaim d’abeilles en mode de survie. Dans le dernier tiers
de l’œuvre, leur énergie baisse dramatiquement, mais la peintre a laissé en
suspens l’issue de leur devenir. La question de la renaissance ou du déclin
n’est pas résolue. Le noir traverse le jaune à la manière d’une basse continue
qui donne une note grave au swing de la vitalité.
Dans une autre des « Walking Paintings », la terre et les eaux se liguent en
un dragon fabuleux qui relaie l’alerte sur un fond gris. En chaque œuvre,
des chemins déréglés dessinent de possibles lignes de fuite ou de faille.
Une fureur précipite le courant. L’excès d’adrénaline détraque l’unisson.
Déstabilisé, le vivant se rebelle. À l’heure des grands dangers, que peut
l’art sinon continuer d’opposer l’esprit de la création à la surenchère du
désordre ? L’artiste intègre ses craintes au processus de continuelle transformation auquel elle voue ses jours. En alchimiste avisée, Fabienne Verdier
sait qu’elle engage dans son mouvement un réseau d’équilibres fragiles. Un
faux pas serait catastrophique. Dans une série d’œuvres, le trait est devenu
blanc. Est-ce par volonté de renverser le cours des choses ? Ou par simple
rêverie ? Retour à la féérie des balbutiements ? Réinitialisation d’un monde
abîmé ? Sagesse de la lumière qui ne fléchit pas devant l’irrévocable ? Les
options sont variées. À l’occasion d’« Ainsi la nuit », exposition présentée à
la galerie parisienne Lelong en 2019, la peintre avait inauguré un cycle intitulé « Énergie blanche ». De l’écume de la vague à la turbulence des nuées,
elle sondait les remous de la blancheur sur fond d’obscurité. La lactescence
était une véritable dynamique. Vus de l’espace, les mouvements atmosphériques de la Terre ressemblent à une fumée laiteuse. Ici-bas, où la beauté de
la neige est aussi fugace que violente, chaque matin est sacré. Et pensant
cela, j’ai la trouble impression d’avoir cheminé, à l’intérieur de mon lieu de
retraite, à travers les différentes strates de la Divine Comédie, perdant peu à
peu mes contours pour me fondre dans un bain de perceptions qui déborde
le cercle de mon entendement. La clarté de l’infini tend vers son indiscernable extinction. L’art peut tout au moins avoir cet effet-là, me dis-je : en
avançant sur la pointe des pieds, il infuse une autre manière de vivre, au
plus près de l’essentiel, à l’écart du fracas semant la fonte des glaciers. À
partir de la simple observation de reproductions d’œuvres, j’avais voyagé
aux confins du réel à l’intérieur de ma maison. L’étanchéité des murs et les
distances infranchissables s’étaient diluées, comme si du fin fond de l’esprit
avait émané la matière la plus fertile de l’univers.
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Vincent van Gogh
Champ de blé aux corbeaux
1890
Domenico di Michelino
La Divine Comédie illumine Florence
1465