Fabienne Verdier- Retables, Lelong&Co, Paris - Flipbook - Page 23
sur le site breton. Il arrivait que des stries apparaissent naturellement dans
la roche en produisant des effets similaires. Tout invitait à penser qu’il y
avait bien derrière le vivant un alphabet intrinsèque des formes. Un son
fécond irriguait le fond des choses, mais encore fallait-il avoir l’acuité des
poètes pour le rendre visible.
Ligne du chat
Fabienne Verdier
L’hymne de la nuit
2023
Yves Klein
Héléna
1960
LE DÉBUT
DU VOYAGE
Après ce qui vient d’être écrit, rien n’a encore été dit. Le voyage ne fait que
commencer. Il est temps de regarder les œuvres comme si nous n’avions
jamais rien su de leur genèse, avec un regard innocent. Que verrions-nous
alors ? Pour en faire l’expérience, j’étale sur le sol les reproductions d’une
nouvelle série de « Walking Paintings ». J’ai soudainement l’impression
d’être entouré de scanners de ma vie intérieure, où mes humeurs changeantes se prendraient tantôt pour des horizons contrastés, tantôt pour
des vues aériennes. Ou dans un autre ordre de grandeur : de me mouvoir
dans un arrière-paysage où l’empreinte du geste qui l’a tracé est encore
apparente. Sous l’impulsion des lois physiques, une main anonyme a agi.
L’œuvre se confond avec la pulsion créatrice qui l’a enfantée. Il s’agit d’attraper l’énergie à la naissance de son mouvement. À cette fin, la peintre
a opéré une coupe transversale dans la « réalité » de ce qui est là, nous
permettant de voir à travers ce que d’ordinaire nous ne voyons qu’en
surface. Il n’y a ni modèle ni motif. Aucun sujet déterminé, sinon des titres à
portée poétique qui n’entravent pas la réception de l’œuvre. Était-ce le printemps ? Était-ce l’été ? se décline en cinq variations sans offrir une grille
de lecture objective. La double question interroge l’idée d’une renaissance
ou d’un déclin, mais l’éclat solaire du jaune dément quiconque se risquerait à répondre. La trajectoire irrégulière des traits serpentant d’un bout
à l’autre des panneaux cherche aveuglément comme un fleuve son sillon.
Aucun sens clair n’en émerge, mais plutôt une sensation blottie au fond de
nous, que l’image réactive. Une clameur persistante bruisse dans l’intense
clarté du jour, une clameur qu’éveillent les multiples éclats de noir sur le
fond irradiant de jaune, et qui remonte des profondeurs de la mémoire, lorsqu’enfant, après la traversée de la nuit, nous ouvrions timidement les yeux,
la lumière matinale commençait à filtrer par les interstices des volets clos,
et à l’arrière-plan, derrière ce qui était encore un écran prolongeant l’isolement du sommeil, nous entendions déjà cette clameur s’animer et vibrer
à l’extérieur. C’était comme le pouls de la chaleur qui battait dans l’air en
scandant une entêtante mélopée. C’était l’été. C’était le Sud. Le monde était
là, au dehors, et nous attendait.
En 2010, un grave problème à l’épaule contraint Fabienne Verdier à abandonner son pinceau pendant de longs mois. Refusant de renoncer à peindre,
elle met alors au point un procédé qui marquera une étape importante dans
son travail. Fidèle au principe de flux gravitationnel constant, elle invente
une sorte de « pinceau absolu » en emplissant un entonnoir, muni d’une
douille, d’une masse de peinture qu’elle laisse s’écouler en se déplaçant sur
la toile. Le mouvement de son propre corps devient directement l’instrument de propagation de la peinture. L’écoulement produit un trait principal
et une myriade d’éclaboussures qui feront la particularité des « Walking
Paintings ». Par ce geste, Fabienne Verdier s’affranchit du cadre strict de
la tradition qui l’a formée – ou plutôt, forcée par les circonstances, elle la
pousse dans une direction encore inexplorée qui en conserve le fondement
(travailler avec les énergies de l’univers). Avant elle, le dripping, dont Pollock
est le plus célèbre représentant, reposait moins sur le rôle de la gravité dans
le processus créatif que sur une volonté de composition expressive obtenue par la projection de peinture. À vrai dire, Fabienne Verdier se sent plus
proche des expérimentations qu’Yves Klein avait opérées avec ses Anthropométries : le corps était utilisé comme un véritable pinceau ; l’interaction
des masses et des énergies mises en présence était moteur de création ; le
trait naissait du contact et du frottement des formes humaines imprégnées
de peinture contre le support. La force du procédé de Fabienne Verdier, qui
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