Fabienne Verdier- Retables, Lelong&Co, Paris - Flipbook - Page 22
de son art et par son écoute du vivant que Fabienne Verdier avait produit
son propre alphabet, dans lequel la paire « transgression-tradition » aurait
pu prendre place.
Le réel n’est pas fixe, il est vibratoire et en devenir constant. À la manière de
Virginia Woolf qui ne croyait plus à la fausseté du récit linéaire, Fabienne
Verdier a fui la figuration statique, trop éloignée du rythme profond qu’elle
cherchait à saisir dans la vérité de la matière, dans sa perpétuelle oscillation. En 2016, à la Juilliard School à New York, elle a pu expérimenter, lors
de son travail de libre transcription graphique de la musique, combien cet
art injustement qualifié d’abstrait se rapproche au plus près du tremblement intériorisé du monde. La calligraphie lui a appris à lire entre les lignes.
Attentive à la logique souterraine des manifestations, Fabienne Verdier a
traduit dans son langage pictural les « schèmes » agissant derrière la diversité des phénomènes. Il en résulte des figures qui ne sont ni géométriques
ni réalistes, ni même abstraites ou métaphoriques, puisqu’elles sont effectives et opérantes dans l’ordre de l’univers. Rien d’ailleurs ne met la peintre
plus en joie que lorsqu’elle apprend que l’une de ses « figures » ressemble
étonnamment à un mouvement observé par la science. Le vortex, par
exemple, qu’elle produit spontanément dans ses tableaux, est la forme la
plus élémentaire du réel, puisqu’elle constitue la structure de l’atome. Il en
est de même des ondes, que l’on retrouve à tous les niveaux de la physique.
Le son provient de la vibration de molécules dans l’air ; la lumière, de vibrations électromagnétiques. Ainsi autour de nous la réalité ondule en permanence comme dans un tableau de Munch. L’intuition poétique n’était pas
une légende. Les traits que Fabienne Verdier semblait sortir de nulle part
formalisaient des énergies à l’œuvre à l’arrière des éléments, comme si la
création artistique, en se pliant à l’organicité du vivant, l’éprouvait jusqu’à
en saisir le fil.
Chaque entité condense l’essence d’un tout, où s’agitent les forces qui
« dessinent » sa graphie. Le rapport entre microcosme et macrocosme
est omniprésent dans la lecture qu’on peut faire des œuvres de Fabienne
Verdier. Par la voie de l’introspection, l’artiste parvient à radiographier
le réel – ou, pour utiliser un vocabulaire schopenhauerien, à donner un
« visage » à la volonté cachée sous le masque de la représentation. De son
apprentissage en Chine, elle a conservé la règle de prendre la nature pour
seul maître. L’équilibre du monde tient à la justesse de son fonctionnement,
qu’il faut retrouver en soi pour en transcrire la dynamique. C’est la racine
de l’analogie : le dehors coïncide avec le dedans. Le reste est une question d’échelle. La forme à naître cherche l’accord entre le ressenti intérieur,
libéré de ses scories, et le phénomène extérieur qu’elle matérialise. Il ne
s’agit ni d’une abstraction expressive ou conceptuelle, ni d’une figuration
symbolique : la forme, chez Fabienne Verdier, a à voir avec l’éclair, qui n’est
pas la représentation de l’orage mais la visualisation de l’énergie qui le
traverse.
Quand je suis rentré chez moi après avoir rendu visite à Fabienne Verdier,
mes yeux ne pouvaient s’attarder sur rien sans y reconnaître l’écho de ses
traits. Alors que je regardais un reportage sur le cairn préhistorique de
Gavrinis dans le Morbihan, je revoyais les formes circulaires et ondulatoires que j’avais observées plus tôt dans l’atelier de l’artiste, gravées sur
des pierres qui dataient de plus de six mille ans. Des parois entières de
ce mégalithe funéraire étaient recouvertes d’arabesques qui semblaient
autant dialoguer avec le mouvement des flots qu’avec les mystères du ciel.
Pendant ce temps, mon chat s’était installé sur mes genoux sans que j’y
prête attention. Tout à coup, en le caressant, cela m’avait sauté à la vue :
il avait sur sa bajoue la même ligne zigzagante que celle qu’avait tracée
la peintre dans une œuvre récente. Le trait parcourait de part en part la
surface d’un retable (L’hymne de la nuit). Il démarrait par une rapide élévation avant de décliner longuement, puis un léger rebond se signalait aux
trois quarts de son mouvement, avant qu’une véritable remontée ne se
confirme sur le volet droit. Si ce graphe était loin d’être insensé dans ce
qu’il révélait d’un parcours humain, je me demandais comment il s’était
retrouvé sur le pelage de mon chat. Je repensai alors aux courbes dessinées
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Edvard Munch
Anxiété
1894
Fabienne Verdier
Jazz Quintet (détail)
2014