Fabienne Verdier- Retables, Lelong&Co, Paris - Flipbook - Page 21
II
LE GESTE
ET
L’UNIVERS
Shitao
Autoportrait :
la plantation d’un pin (détail)
1674
En créant, le corps entraîne le monde dans son mouvement – ou l’inverse.
Pour me familiariser avec les fondements de la pratique de Fabienne
Verdier, je me répète quelques préceptes glanés dans le traité de Shitao
(1642-1707), Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère. Ce livre
qui avait accompagné la jeune artiste lors de son long séjour en Chine
est un atlas pour qui veut se repérer dans ce vaste continent mystérieux.
Insuffler l’énergie cosmique dans le geste du peintre est la clef de voûte du
système pictural chinois, à partir de quoi l’orchestration est réglée. La fluidité découle de l’interdépendance de tout ce qui est. Par la non-séparabilité
de l’espace, les phénomènes circulent en se perpétuant à l’infini. Mais il y
a une condition : le trait qui figure l’unité de l’univers doit être fait en un
unique coup de pinceau. Je mesure la difficulté d’un tel enseignement. La
maîtrise n’est pas que technique. Ce qu’il faut puiser en soi se trouve dans
l’élan insondable par lequel tout prend vie. Un saut guidé par l’écoute du
son qui ordonne la matière. Comment savoir si l’on vise juste ? Car il ne
s’agit pas d’imiter, ni de reproduire : mais d’initier, de devenir force initiatrice, s’élançant dans sa pleine efficacité. Alors que je cherche à me représenter cela, m’apparaissent des traits, d’épais traits de pinceau, s’extrayant
du vide avec une plasticité exemplaire. Les formes engendrées semblent
littéralement fleurir dans mon imaginaire, comme issues d’une source qui
en déborderait. Ainsi me reviennent à l’esprit des courbes et méandres,
zigzags et hachures, tissages et tourbillons, toutes sortes de traces, simples,
doubles ou multiples, arquées ou repliées, soudées ou disloquées, qui
déchirent l’espace.
ALPHABET
DE TRAITS
Lors de ma visite à son atelier, j’interroge l’artiste sur son fonctionnement.
Outre les fondamentaux, je me doute que les modalités sont variables et
ajustables. En réponse à mes questions d’ingénu, j’apprends que le mouvement du pinceau peut se faire de gauche à droite ou de droite à gauche.
L’architectonique n’a pas de sens imposé, comme l’écriture en a un selon
qu’elle soit perse ou latine, faite de mots ou d’idéogrammes. Dans la langue
du pinceau, il n’y a pas de rebours, ni de contresens, seule la mise en tension
dans l’espace importe à la naissance des formes. Quant aux éclats de
peinture que l’on observe en marge du trait principal, ils ne sont pas dus,
comme je l’imaginais, au début hasardeux du tracé, mais à ses derniers
soubresauts. Pour la cinquantième édition du dictionnaire Le Petit Robert,
Fabienne Verdier a rationalisé sa démarche en inventoriant son alphabet
de traits. À chacun d’eux, elle a associé un couple de forces opposées qui
s’équilibrent. Tout principe cherche à transformer un chaos en harmonie.
D’« arborescence-allégorie » à « voix-vortex », en passant par « onde-ordre »
ou encore « sinuosité-sagesse », elle a répertorié vingt-deux types de traits
qui revenaient dans son travail. Pour comprendre le déploiement d’un tel
univers esthétique, il fallait s’écarter un peu de la tradition chinoise : cette
panoplie de formes n’était pas l’héritage de son enseignement, mais le fruit
de ce qu’elle avait, elle-même, tiré de cet apprentissage. C’est par l’exercice
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