Fabienne Verdier- Retables, Lelong&Co, Paris - Flipbook - Page 20
LE SENS
DE LA GRAVITÉ
Nul ne voit mieux les lignes du vivant que celui qui est passé de l’autre côté.
Le genre de la Vanité le rappelle sans ménagement. En Chine, Fabienne
Verdier a croisé la mort à deux reprises. Un matin, à l’École des beaux-arts
de Chongqing, elle perd connaissance. Elle se réveille entre les murs d’un
hôpital vétuste et surpeuplé où les malades gisent à même le sol. Avec le peu
de conscience que lui laisse le mal qui l’a terrassée, elle voit sa fin arriver
là, loin du pays qui l’a vue naître, dans cette presque-morgue où rôdent de
petits rongeurs. Quelques années plus tard, à Pékin, elle accepte de partager un repas dans une gargote avec un ami modeste qui veut la remercier.
La viande avariée servie ce soir-là tuera plusieurs clients. Pendant des mois,
Fabienne Verdier tangue entre vie et mort, quasi incapable de se nourrir, le
foie à moitié dévoré, telle une Prométhée des temps modernes. Se sentant
partir, elle consent alors à l’idée de sa mort. Aucun consentement n’a la
mesure de celui-là, puisqu’il impose d’accueillir ce qui semble le plus étranger à soi (le non-être), de sentir dans son corps coexister des forces antagonistes. Un point de non-retour a été franchi. La conscience de sa finitude,
vécue dans sa réalité physique, étend la perspective au-delà du champ du
visible, tandis que, par cette expérience extrême, les ressorts vitaux ont été
resserrés. Le monde, désembué de ses illusions majeures, sera pleinement
embrassé, dans son identité complexe.
Par l’acte de créer s’opère une sorte de dépassement de soi. L’artiste cherche,
à travers la forme qu’inlassablement il travaille, à atteindre par-delà sa
vulnérabilité un point d’accord. Son cap, qui ignore les conditionnements
temporaires, renvoie à la sourde vérité des grands fonds. Ainsi a-t-on longtemps prêté aux œuvres des vertus magiques : revenues de contrées parallèles, elles semblent investies d’un remède. Pourtant, ce que l’art transmet
n’a rien d’occulte ni de surnaturel. La spiritualité qui l’anime est façonnée
par l’expérience humaine. Son enjeu n’est pas secret : trouver la paix au
milieu du chaos. La création n’efface pas le pire : elle transforme le rapport
tremblant que nous avons avec lui. Elle nous réapprend que nous sommes
le fruit de ce que nous redoutons. La peinture de Fabienne Verdier calme
étrangement les tensions en les portant à notre vue. Tout à coup, il n’y a
plus de fracture : la sensation d’une unité, jusqu’alors perdue, refait surface.
Une agréable chaleur dans le ventre illumine notre esprit. Nous ne sommes
pas des entités séparées, la question de l’être nous relie.
20
Hans Memling
Polyptyque de la Vanité terrestre
et de la Rédemption céleste,
La Vanité, La Mort
1485
Prométhée enchaîné
vers 560-550 avant J.-C.