Fabienne Verdier- Retables, Lelong&Co, Paris - Flipbook - Page 19
une longue et difficile période de transition pour comprendre comment
fondre l’enseignement qu’elle y avait suivi dans la démarche artistique
qu’elle allait développer. Elle avait trouvé la matrice de son langage pictural
mais cherchait comment l’utiliser. Elle ne parlait presque plus le français.
L’alphabet latin ressemblait à une série de signes fossilisés qu’elle avait
peine à articuler. Ses repères étaient brouillés. Elle devait réapprendre
l’usage de sa langue et réinventer sa place dans sa culture d’origine. Nous
regardions ces pinceaux comme les reliquats d’une expérience d’une puissance inouïe. À les voir si tranquilles, on peine à se représenter l’heureux
tsunami qu’ils avaient provoqué. Pourtant c’étaient bien eux qui avaient
changé la nature du logiciel.
Chang Lu
Lao Zi sur son buffle
XVIe siècle
Dans la tradition chinoise, l’écoulement de la peinture sur la toile mise à
plat reproduit l’énergie de la gravité terrestre. Il ne s’agit pas de peindre
ce qui est mais ce qui fait être. De donner un visage à ce qui œuvre invisiblement et qui ordonne tout ce qui se manifeste en ce bas-monde : le
ressac des marées, la cime des montagnes, l’arborescence des végétaux, la
danse des vents. L’affirmation des formes dans l’espace n’y est pas tributaire des règles de la géométrie euclidienne, mais des facteurs qui influent
sur la gravitation. Le principe du pinceau y fonctionne, pourrait-on dire,
de manière inversée par rapport à sa pratique occidentale. Au lieu d’être
tenu diagonalement et humecté de couleur au gré de la composition, il est
gorgé de l’encre nécessaire au trait, puis placé verticalement au-dessus du
support. La peinture se soumet alors à la loi physique : le geste de l’artiste
épouse le flux gravitationnel constant. La masse liquide absorbée par le
pinceau, la température ambiante, l’altitude et l’endroit du globe où l’artiste
se trouve détermineront la vitesse d’écoulement. En France, la science qui
étudie l’écoulement s’appelle la rhéologie, mais la tradition picturale est
du côté de l’application de la couleur par touche. À son retour de Chine,
Fabienne Verdier était déboussolée. Les racines d’une autre culture s’étaient
emmêlées à ses racines européennes. L’esprit de Lao Tseu recouvrait celui
de Léonard. Elle n’y voyait plus clair. Le déboussolement était pourtant la
condition initiale de ce qu’elle recherchait. Elle était partie ailleurs pour
rompre avec la maîtrise de la représentation mimétique, qui ne lui servirait
à rien dans sa volonté de saisir la vibration du vivant. Il ne s’agissait pas
de transplanter la technique d’une autre civilisation dans la sienne, mais
d’insuffler l’esprit de la calligraphie dans sa pratique contemporaine de la
peinture. Cette tension entre deux modes de pensée ne pouvait trouver un
point d’équilibre qu’en sa propre personne. Cela avait de quoi faire vaciller.
Fabienne Verdier m’a fait tester l’énorme pinceau qu’elle manipule chaque
jour à l’aide d’un guidon de vélo. Cet outil qu’elle a conçu de toutes pièces
en progressant dans son travail est câblé à un réseau de rails qui permet de
mouvoir l’objet en tous sens. Les poils sont en crin de cheval non effilé afin
de créer ces effets de fractales si typiques de son œuvre. Le pinceau peut
absorber jusqu’à trente kilos de peinture. Le poids de l’instrument lancé
dans l’espace engendre un mouvement tel que je comprends aussitôt que
c’est lui qui règle la cadence. L’exercice passe par l’acceptation d’une perte
de contrôle, d’un abandon complice à une force qui vous dépasse, à laquelle
il va falloir plier sa volonté. Il s’agit moins de contraindre la rotation que
de s’accorder à elle – de faire corps avec le pinceau. « Danser avec ses
chaînes », écrivait Nietzsche. Se fier à ce qui échappe (la dynamique gravitationnelle) comme lors d’un saut dans le vide où, peu à peu, à l’intérieur
d’un courant plus grand que soi, libéré de son propre poids, on découvre
une marge de manœuvre sans équivalent. Il y a dans la création une forme
de perdition fertile, une chute dans l’abîme que l’on porte en soi, qui exige
de désapprendre nos acquis. Nous ne sommes plus ni droitiers ni gauchers,
ni confucéens ni cartésiens, mais appartenons pleinement à la vitalité qui
nous fait advenir.
Léonard de Vinci
Autoportrait
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