Fabienne Verdier- Retables, Lelong&Co, Paris - Flipbook - Page 18
qui nous amènent où nous sommes. Derrière la multiplicité se cache un
substrat. À son message, Fabienne Verdier a joint une photo, prise la veille,
du branchage d’un cerisier en train de bourgeonner sur un fond bleu
nocturne. La ressemblance avec l’esthétique de ses « Walking Paintings »
est frappante. En écrivant, en créant, on ne cherche pas autre chose qu’à
organiser l’impression chaotique qui gouverne nos faits et gestes – à les
unir en un mouvement générique. « Faire réseau pour faire résonner le
chœur des correspondances », lui ai-je répondu.
LE PINCEAU
ET LA PENSÉE
Après l’effort physique qu’implique chaque matin le geste de création,
Fabienne Verdier travaille l’après-midi dans la bibliothèque qu’elle a aménagée dans ce qui fut son tout premier atelier dans ce village du Vexin. Par le
biais de carnets qu’elle illustre et annote, elle réfléchit à son travail en cours,
documente des analogies avec la science, la littérature, la philosophie, l’histoire de l’art, approfondit et clarifie son regard sur la matière qui l’occupe,
dont elle cherche à traduire l’essence. C’est sa manière de cheminer vers la
justesse du mouvement, de nourrir le processus créateur de l’intérieur. Le
vide dont elle a besoin le matin pour initier ses œuvres passe ainsi le relai,
à la mi-journée, à une libre cogitation. Par facilité, on pourrait dire : l’exercice de l’esprit après celui du corps. Mais est-ce si simple ? Peut-on si nettement séparer l’action de la pensée ? Et qu’est-ce que la pensée ? La production consciente du cerveau ? Ou la pensée agit-elle au-delà du siège où la
raison la cantonne ? Chaque tentacule de la pieuvre est doté de son propre
cerveau. Cela prouve au moins que le corps est travaillé par la pensée : une
pensée à la fois abstraite (non verbale) et concrète (par sa praticité). Notre
sixième sens, dont nous avons si peu conscience, est pourtant celui qui
nous est le plus utile : la proprioception est notre capacité de percevoir
la position de chaque partie de notre corps dans l’espace. Le mouvement
n’est-il pas une manière d’exprimer ce que l’intellect synthétise avec des
chiffres ou des mots ? Dès lors, comment s’opère la communication entre
le corps et l’esprit ? Entre les matinées dans l’atelier et les après-midis dans
la bibliothèque ? Y a-t-il seulement une différence, une frontière entre les
deux lieux, entre les deux temps ? Dans la calligraphie, l’image et le sens
fusionnent. Pourquoi en serait-il autrement de l’action et de la réflexion ? Ce
que Fabienne Verdier assimile lors de ses recherches livresques s’incorpore
au geste qu’elle produit picturalement. C’est par cet irréductible alliage que
sa création nous atteint profondément : il n’y a pas de centre, rien n’est clos,
tout est relié. Dans un texte précoce où il imagine l’ultime visite de Ruskin
à une exposition de Rembrandt, Proust décrit les tableaux réunis dans la
salle comme une assemblée de pensées. En lisant ces mots, je voyais les
œuvres remuer comme des plantes carnivores en train de mâcher et remâcher le contenu dont elles étaient faites. Ce n’était pas de la matière morte.
Notre regard de vivant réanimait l’esprit qui les avait générées. Dieu que
cette réalité me parlait. La peinture pouvait être simultanément matière
et énergie. Mieux encore : les œuvres baignaient dans un flux dont elles
n’étaient pas isolées. Tout ce qui composait le réel fonctionnait de concert.
La pensée circulait en tous sens de toutes parts, elle était ce qui donnait sa
substance à la vie.
Quand on entre dans la bibliothèque de Fabienne Verdier, notre attention
est tout de suite attirée par la collection de pinceaux utilisés lors de son
long apprentissage en Chine. Ils sont là, suspendus devant nos yeux comme
des acteurs inertes, rescapés de ces années mythiques. On se prend à les
imaginer à l’ouvrage, à leur inventer à chacun une histoire. Nous qui n’avons
avec eux rien partagé, nous les regardons fascinés du fond de notre ignorance car nous savons, par l’expérience de l’artiste, leur pouvoir révolutionnaire. Par le récit de ses années passées à l’École des beaux-arts de
Chongqing dans la province du Sichuan, nous avions eu vent de la transformation que ces menus objets avaient opéré en elle, dans son rapport au
monde, dans son rapport à son art. À son retour de Chine, il lui avait fallu
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Rembrandt
L’Artiste dans son atelier
vers 1628
Collection de pinceaux
dans la bibliothèque