Fabienne Verdier- Retables, Lelong&Co, Paris - Flipbook - Page 16
I
LA PORTE
DES DEUX
MONDES
À l’origine, il y a un texte, ou plutôt des éclats de textes, recueillis pendant
des années par Marguerite Yourcenar, au gré de ses lectures, lorsqu’un
extrait illuminait son chemin de vie. Des pensées qui entraient en résonance avec la sienne, encore inexprimée, et qui formulaient l’impensable
avec des mots, clairs et précis. À travers l’expérience sublimée d’autres
vivants, l’écrivaine traduisait ce qu’être vivante lui avait enseigné de plus
essentiel. Sans opposer Orient et Occident, elle soulignait par ses choix
le territoire commun de ces deux cultures. En 1987, Marguerite Yourcenar
partagea avec ses lecteurs ce carnet de bord sous le titre La Voix des choses.
L’autrice de L’Œuvre au noir et des Mémoires d’Hadrien y révélait combien
avait compté, pour elle, la poésie mystique dans sa relation au réel. L’intuition des créateurs convergeait dans la même direction que la voie de la
connaissance. Que de fois la science, préalablement dépourvue, n’avait-elle
pas validé des propositions artistiques ! Ainsi de celle du poète britannique
Francis Thompson (1859-1907) : « Toutes choses / Proches ou lointaines,
/ Secrètement / Sont reliées les unes aux autres », que la physique quantique identifierait un siècle plus tard au phénomène dit de l’intrication. La
modification d’un certain type d’atome à tel endroit provoque instantanément la modification de la nature des atomes liés partout ailleurs, aussi
loin soient-ils. Les équations ont toujours raison, a dit un jour un mathématicien reconnu, même si on ne les comprend pas. Dans quelle mesure
ce postulat n’est-il pas valable pour les grands poètes ? « Qui pourra déterminer le pouvoir caché, logé en toute chose ? » La question du philosophe
Tchouang-Tseu, bien plus précoce encore (IVe siècle avant notre ère), n’a,
pour sa part, toujours pas été résolue, puisque l’astrophysique a calculé
que 68,3 % de l’énergie qui irrigue l’univers est de nature inconnue, à quoi
s’ajoutent 26,8 % de matière noire dont nous ne savons rien. Le mystère est
tenace pour un esprit qui s’évertue à se cogner à ses propres limites. Aurat-on un jour le moyen d’étendre notre capacité cognitive là où les poètes ont
déjà pris les devants ? Le recueil que Marguerite Yourcenar avait patiemment composé tomba sans nul hasard entre les mains de la jeune Fabienne
Verdier. Cet inconnu (ce non-su) inscrit au creux du silence, le travail naissant de l’artiste avait commencé à l’interroger en franchissant, comme la
romancière, la frontière, moins opaque qu’on ne le dit, entre les mondes de
la pensée occidentale et orientale. Une porte s’était ouverte, dont les mots
récoltés par une autre éclaireraient le passage.
Depuis la vallée de la Seine où je vis, je traverse le Vexin français pour me
rendre chez Fabienne Verdier, non loin des bords de l’Oise. Une route que
je connais bien, qui fait la jonction entre Monet et Van Gogh – et entre tant
d’autres peintres. Le rendez-vous est fixé avec elle depuis longtemps : je
veux dire depuis bien plus longtemps que l’échange de nos coordonnées
une semaine plus tôt. Depuis que j’ai lu son livre Passagère du silence il
y a une quinzaine d’années, je suis attentif à ce qu’elle fait, interpellé par
la force et la singularité de sa création, sans avoir réfléchi jusqu’à ce jour à
la raison d’une telle attraction. Dans son récit initiatique, ses références à
Caspar David Friedrich n’avaient pas laissé indifférent mon esprit toujours
à l’affût de signes de transcendance : le grand peintre romantique allemand
était connu pour son pouvoir d’exploration de l’invisible – ce qui fourmille
secrètement derrière les apparences et qui oriente nos pas (ainsi que la
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Caspar David Friedrich
La Croix dans la montagne
(autel de Tetschen)
1808