Fabienne Verdier- Retables, Lelong&Co, Paris - Flipbook - Page 10
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DANS
LA DANSE
Qu’est-ce qu’un peintre, disait Philip Guston, sinon un fabricant d’images ?
J’ai lu cette phrase, évidente et pourtant provocatrice, au mur de la belle
exposition récente de la Tate Gallery. Certes il a raison et il est sain de le
rappeler. Et j’ajoute que cette image est une vision et non un concept. Ou, si
elle est réduite à un concept ou même fruit d’un concept qui pourrait aussi
bien s’énoncer en une phrase, alors il me semble que, comme image, elle
est singulièrement appauvrie. Or ce qui importe, ce qui devrait importer
au peintre, c’est l’accroissement des pouvoirs de l’image qu’il produit. Car
l’image est une chose, mais une chose qui agit. Donald Judd ne s’y était
pas trompé, qui décrivait ses œuvres comme étant à mi-chemin entre les
choses et les êtres. Ou Richard Serra, pour qui la sculpture était non un
objet à regarder mais une expérience à vivre. Mais, me direz-vous, ce ne
sont plus là des images mais bien des choses, en trois dimensions.
Eh bien justement, il arrive que l’image, dans son souci d’agir peut-être
davantage sur nos sens, tente de s’extraire des seules deux dimensions à
quoi la réduit sa planéité originelle.
Lorsque la fresque s’émancipa du mur ou de la voûte qui la portait pour se
fixer sur un panneau ou une toile, elle devint un meuble, de ce fait transportable, de ce fait privatisable… Une autre époque de l’histoire de la peinture
s’ouvrait. Le retable est né de l’usage qui se développa au IXe siècle de disposer des reliques, puis bientôt des images peintes ou sculptées, à l’arrière de
la table d’autel des églises. De là sa dénomination : retro tabula altaris. Par
sa position éminente, au cœur de l’abside, il concentre l’attention. Tous les
regards convergent vers lui, il les accueille, il les embrasse. Et le passage de la
fresque murale au panneau, l’invention de la mobilité, conduit à la multiplication des pans articulés : diptyques, triptyques (dont le chiffre à lui seul évoque
le sacré) et polyptyques qui permettent le déroulement d’une narration.
En 2022, Fabienne Verdier fut invitée par Frédérique Goerig-Hergott, alors
directrice du musée Unterlinden de Colmar, et Thierry Cahn, président de
la société Schongauer, à présenter une exposition dans la salle Ackerhof, une
extension du musée conçue par les architectes Herzog & de Meuron. La proposition qu’elle fit alors consista en 76 tableaux de taille identique, tous conçus à
partir du cercle lumineux qui nimbe le corps du Christ dans la Résurrection,
sur l’un des volets du retable d’Issenheim de Grünewald, le trésor de ce musée.
Est-ce la fréquentation assidue de ce retable pendant de nombreux mois
qui a conduit l’artiste à considérer cette forme, un panneau central flanqué de deux volets mobiles, pour son propre travail ? Les images que
Fabienne Verdier donne à voir ne sont pas des narrations, elle ne raconte
pas une histoire, cependant son geste est une trajectoire, il est animé
d’un mouvement, d’une vitesse, d’une énergie. De gauche à droite, nous
lisons le déroulement de ce geste que le pinceau trace sur le fond. Avec les
deux volets latéraux, qui portent souvent un fond d’une autre couleur que
celui du panneau central, cette impression de lecture, ce sentiment d’une
action dans l’image sont plus fortement matérialisés. Fréquemment déjà
Fabienne Verdier avait marqué d’une fine verticale noire la scansion des
panneaux. Elle franchit ici un pas, cette verticale est un pli.
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